CHAPITRE XXIV

L’aube pointait. Devant les portes ouvertes de la cave blindée. Jim regardait se diluer les ombres grises de la fin de la nuit. On entendait le gazouillis des petits oiseaux encore somnolents.

Le soleil se fit plus brillant, une lumière vermeille vibra sur l’herbe humide et sur les feuilles luisantes, transformant la terre en un frais écrin de joyaux. Il y avait des toiles d’araignées qui semblaient tissées de fils de diamant.

Ce fut le jour, et Jim détacha les nœuds qui maintenaient sur ses épaules son casque grotesque. Il s’avança dans la clairière, porta les mains à ses corbeilles métalliques, les souleva, d’abord lentement, très prudemment puis les releva entièrement et parut écouter avec une attention tendue et pénible. Enfin, il jeta dans l’herbe les corbeilles qui l’avaient protégé.

Lorsque Brandon ouvrit les yeux – des yeux qui semblaient normaux – Jim lui demanda :

— Les idées claires, maintenant ?

— Ça va, dit Brandon qui essaya de bouger et vit alors ses liens. Hum !… Vous m’avez attaché. Bonne idée ! J’étais assez mal en point, je suppose ?… Je me croyais immunisé, et je l’étais contre tout ce qu’ils m’envoyaient auparavant. Mais ils ont manœuvré avec tant de puissance qu’ils m’ont eu.

Brandon se tint immobile dans les liens dont Jim l’avait entouré.

— Ils ont pris tout le monde, dit Jim. Comme vous vouliez détruire le poste-émetteur, j’ai dû employer la manière forte.

Brandon écarquilla soudain les yeux.

— Hé ! s’écria-t-il. Où est votre casque ? Cette espèce de masque de fil de fer que vous portiez hier ?…

— Les monstres ne dominent plus personne maintenant, répondit Jim qui paraissait trop fatigué pour manifester sa joie. Ils sont battus. C’est pourquoi j’ai jeté mon casque. Et je vous jure que c’est agréable d’être assis dans l’herbe, la tête nue, et de penser que le monde est libre. Même les gens qui avaient été conquis les premiers sont délivrés.

— Quoi ? Comment ? Qu’est-ce que vous racontez-là ? éructa Brandon, les yeux élargis.

— C’est cet appareil, répondit Jim en désignant l’émetteur d’un geste nonchalant. Très simple, après tout. Vous vous rappelez ? Quand nous avons essayé de le faire marcher ? Je savais que l’émetteur fonctionnait, mais je n’arrivais pas à tirer la moindre réaction du modulateur. Naturellement je ne voulais pas retransmettre les pensées des Choses ; je désirais moduler mes pensées à moi. Et c’est pour cette raison que je travaillais dans la cave où les pensées des Choses ne pouvaient entrer. Le modulateur n’enregistrait rien, mais comment n’ai-je pas compris ce que ça voulait dire ! C’était d’une simplicité infernale.

— Je ne vois pas, avoua Brandon.

— C’est idiot !… Je portais un casque pour maintenir hors de mon cerveau les pensées des Choses. Vous, vous aviez une plaque de métal dans le crâne qui paraissait avoir le même effet isolant. Et nous avons mis une cage métallique autour de la Chose pour qu’elle n’émette pas de pensée. Mon casque et votre plaque de métal constituaient un obstacle qui empêchait les pensées des vampires de nous atteindre, mais cet obstacle barrait aussi la route à nos pensées !

— Oh ! fit Brandon.

— Nos cerveaux étaient dans des cages, comme celui de la Chose. Il n’y avait donc rien, strictement rien dans la cave qui permît au modulateur de travailler. C’est pourquoi il ne marchait pas, bon sang de bon sang !…

Brandon, abasourdi, ne trouva rien répondre. Jim reprit :

— J’avais examiné ce modulateur et je n’y avais trouvé aucun défaut. J’ai renoncé, nous nous sommes préparés à prendre des photos, nous avons fait sortir la Chose de sa cage. Elle était pleine de colère et de défi, et elle essayait de nous dominer. Elle ne le pouvait pas, puisque nous étions protégés. Vous avez alors trébuché sur l’émetteur. Vous l’avez rattrapé avant qu’il ne tombe et, en le saisissant, vous l’avez mis en marche. Vous vous rappelez ? Nous avons remarqué, par la suite, qu’il était ouvert. Dès que l’émetteur s’est mis à fonctionner, la Chose a été prise de panique, bien que le modulateur n’ait pas réagi. La Chose était épouvantée. Elle a essayé de s’enfuir, puis elle est rentrée au fond de sa cage. Elle était comme domptée. C’est l’émetteur qui l’avait transformée !

Brandon, étendu pieds et poings liés, poussa un profond soupir.

— Je suis forcé de vous croire sur parole, Jim, car je ne comprends toujours pas…

— C’est aussi simple que tout le reste, répondit Jim. La pensée est la modulation d’un champ de force. Nos cerveaux ne donnent pas un champ très puissant en dehors de notre crâne, quoiqu’ils le modulent fort bien. C’est pourquoi on peut relever des cas de télépathie. Les Choses, elles, émettent, hors de leurs crânes un champ mental comparativement puissant et elles le modulent très bien, ce qui leur permet de transmettre des pensées. Cet émetteur (Jim désigna l’appareil d’un signe de tête) n’est pas aussi gros, mais il produit un champ prodigieux qu’il ne module pas du tout.

Il se tut un instant. Puis, haussant les épaules, il poursuivit :

— Prenez un tambour de basse. Supposez que la peau soit détendue. Fabriquez un système qui le resserre légèrement et qui ensuite frappe dessus. Ça ne donne pas beaucoup de bruit. Mais faites un autre système qui tende beaucoup plus la peau et qui frappe dessus très fort. Vous obtenez alors un bruit infernal. Adaptez ensuite à votre tambour un tube à air comprimé et poussez-y de l’air avec la pompe jusqu’à ce qu’il soit dur comme du fer. Cet air ne résonne pas. Et quel bruit pourront produire les autres systèmes ? Pas grand-chose…

Brandon, qui commençait à comprendre, cligna des yeux. Jim reprit encore :

— Les Choses émettent un champ mental qu’elles peuvent moduler. Mais l’émetteur donne un champ mille fois plus puissant ! Ces champs se mélangent, et les Choses n’arrivent plus à moduler un champ mille fois plus fort que celui qu’elles sont capables d’émettre. Elles ne peuvent faire sortir les modulations de leurs cerveaux, et les impulsions qu’elles diffusent restent en surface, sans pouvoir atteindre les centres respectifs des humains. Les Choses deviennent alors des animaux ordinaires. À propos, la télépathie entre les gens de la terre est maintenant, elle aussi, hors de question…

Jim se leva, descendit dans la cave et détacha les liens qui réduisaient Brandon à l’impuissance. Celui-ci demanda, inquiet :

— Vous croyez que c’est prudent de me détacher déjà ?

— Je le pense ! répondit Jim, désinvolte. De toute façon, si vous vous approchez de l’émetteur, méfiez-vous : je n’hésiterai pas à tirer sur vous. Il ajouta, avec un léger sourire :

— Je trouve que c’est passionnant de se représenter ce qui se passe en ce moment même. Essayez, vous aussi ! Faites un effort d’imagination…

Jim retourna s’asseoir au soleil, tête nue.

*

Dans la région montagneuse, des gens qui gardent un Petit Ami dans leur mansarde attendent qu’il les convoque et leur donne des ordres. Rien ne se passe. Ils ne reçoivent pas d’ordres. Ils ne sont pas convoqués.

Sans s’en rendre compte, ils reprennent des forces et redeviennent énergiques. Ils en arrivent à redouter un appel du Petit Ami, mais celui-ci ne semble par se manifester…

Finalement, une ou deux semaines plus tard, quelqu’un monte, inquiet, dans la mansarde. Une odeur épouvantable y règne. La Chose est toujours là, pelotonnée dans son nid douillet. Elle a un geste d’avidité lorsqu’elle voit arriver l’homme. Mais comme elle ne lui ordonne pas de s’approcher, il redescend en frissonnant un peu. La Chose lui inspire à présent une répugnance inexprimable.

Personne ne désire garder dans sa maison un être pareil…

*

Une chambre de chauffe, dans un immeuble de la ville. Une Chose, installée là, cesse d’adresser des commandements à ses esclaves. Ceux-ci ne cherchent même pas à savoir la raison de ce changement… Des jours passent. La Chose sent horriblement mauvais. Personne ne s’en approche. Elle s’agite, vorace et nerveuse, dès que se produit le moindre mouvement dans la cave où elle habite. Mais on évite son nid. En fin de compte, poussée par le désespoir, elle grimpe hors du nid, sur ses faibles pattes. Elle s’allonge, anxieuse, et attend l’arrivée de l’homme qui s’occupe du chauffage. Quand celui-ci apparaît, elle s’avance sur lui en bavant. Comme il ne reçoit pas d’ordre, il fait, tremblant, un mouvement pour l’éviter. Elle se jette sur lui avec désespoir. Ses crocs s’enfoncent, voraces, dans la cheville de l’homme. Terrifié, il la frappe férocement de sa pelle à charbon et il l’atteint. Elle tente de s’enfuir, mais il la frappe encore, soudain pris de rage. Dans une frénésie pleine de dégoût et d’écœurement, il la frappe à mort.

*

Une Chose descend en se cognant l’escalier d’une mansarde. Elle n’est plus luisante de graisse ; son ventre est mou et sa peau forme des plis qui pendent, lamentablement. Ses yeux ronds trahissent l’affolement.

Dans la cuisine, la femme qui vaque aux travaux du ménage, pousse un cri. La Chose, le museau dégoulinant de bave, rampe vers la femme qui s’enfuit dans la cour. La Chose la suit, dégringolant les marches, parvient au sol. Un chien s’approche, les poils hérissés. La Chose, affamée fixe de ses petits yeux le chien qui s’avance en reniflant l’odeur fétide et en grognant. Le vampire, désemparé lance un coup de crocs au chien. Et le chien, fou de rage et de peur, met l’immonde Chose en pièces…

*

Une Chose est étendue dans un nid de fourrures moelleuses, un nid dont la température est contrôlée au thermostat. La femme qui avait naguère fait préparer ce nid luxueux se plaint maintenant à son mari de l’odeur intolérable que répand cette infecte créature. Elle prie son mari de jeter le nid et son occupant. La Chose est abandonnée. Elle se cache dans les coins sombres et devient folle de terreur devant son impuissance. L’absence totale de réponse à sa volonté (même de la part de petits animaux sauvages) la dépasse. Elle essaie de s’abreuver du sang de quelques chatons, mais la chatte nourrice, dans un furieux élan de son instinct maternel, déchire le vampire de ses griffes aiguës. Le sang du monstre jaillit soudain d’une artère proche de la peau mince et nue. La Chose se débat encore, mais avec une énergie qui décroît… Puis elle meurt, exsangue.

*

Des Choses négligées. Des Choses ignorées. Des Choses regardées d’abord avec hésitation, puis avec dégoût par ceux qui avaient été leurs esclaves et qui se sentent honteux de l’avoir été… Des Choses qu’on pousse dehors pour tirer dessus. Des Choses qu’on noie parce que les hommes détestent se rappeler ce qu’ils ont fait pour elles…

Et, bien entendu, des Choses examinées par des savants qui essaient de comprendre le secret de leur domination.

Des vampires sont tués et disséqués scientifiquement, pendant que d’autres monstres, luttant avec une obstination prodigieuse, s’efforcent d’atteindre l’endroit où leur vaisseau avait atterri. Mais le vaisseau est entouré de soldats armés qui tuent sans pitié les créatures extraterrestres.

Il y a pourtant quelques vampires à qui l’on distribue avec parcimonie du sang tiré d’animaux égorgés. Ces petites rations leur sont accordées quand ils répondent aux questions des savants attentifs.

*

Quelques semaines plus tard, trois voitures de la Sécurité débouchaient prudemment dans la clairière où avait existé autrefois une petite ville, mais où l’on ne voyait plus que des ruines branlantes. Les hommes qui descendirent des voitures portaient l’uniforme de la Sécurité ; ils se dirigèrent vers l’immeuble démantelé dont la cave blindée avait résisté au temps et aux pluies.

Jim, revolver au poing, affronta les arrivants. Mais il en reconnut un ou deux d’après des photos qu’il avait vues. Il reconnut surtout un homme au visage fatigué, aux cheveux blancs : le directeur général de la Sécurité ! Mais le vieillard n’avait rien de la suffisance de ses sous-ordres.

— Vous êtes Jim Hunt, je suppose ? s’enquit l’homme aux cheveux blancs. Vous voyez, nous avons perfectionné nos détecteurs. Lorsque nous avons repris nos sens, ces appareils indiquaient la présence d’un champ beaucoup plus puissant que tout ce qui avait été enregistré auparavant et nous sommes arrivés à le repérer…

— Heu… Ce n’était pas très difficile, ricana Jim, agressif.

— En effet, admit le vieillard… J’ai revu votre dossier, Monsieur Hunt. L’appareil que vous aviez inventé et que nous avons saisi était très ingénieux.

— Je ne pense pas que vous soyez venu ici pour me faire des compliments, fit remarquer Jim avec froideur.

— En partie, oui, répondit le Directeur-Général. Mais je suis venu vous dire aussi que vous pouvez maintenant arrêter votre poste émetteur.

— Vous l’arrêterez quand vous m’aurez tué, fit Jim, résolu.

Le Directeur-Général eut un léger sourire.

— Je vois que vous ne me comprenez pas, Hunt. Votre émission est désormais sans importance. Nous avons travaillé de notre côté, avec l’appareil saisi dans votre laboratoire. Nous en avons fabriqué trente exactement semblables qui sont tous en marche actuellement. C’est le vôtre seul qui a triomphé des Choses, mais les autres continuent à fonctionner et ils vont se relayer sans arrêt. Votre vigilance n’est plus nécessaire. C’est tout.

Jim resta un moment pensif. Il regardait les hommes qui étaient descendus des trois voitures.

— Je suppose, dit-il, sardonique, que je suis en état d’arrestation ?

L’homme aux cheveux blancs répondit :

— Je comprends votre attitude, Hunt. Ce n’est pas pour vous arrêter que nous sommes ici, mais pour vous demander votre aide. Nous avons retrouvé le vaisseau à bord duquel les vampires sont venus sur notre planète ; or, nous y avons découvert des créatures qui ressemblent aux humains, mais qui sont toutes mortes… Les commandes du vaisseau, chose étrange, ne peuvent être manœuvrées, semble-t-il, que par des hommes. Nous avons obligé quelques-unes des Choses à nous fournir, par signe, des explications. Il apparaît que la race des Choses tient sous sa domination huit ou neuf planètes réparties dans deux systèmes solaires. Ces planètes sont habitées par les mêmes êtres qui ont sans doute construit et dirigé le vaisseau et qui, de leur sang, alimentaient les Choses.

Jim fronça les sourcils. Le vieillard poursuivit :

— Si on peut voyager dans l’Espace, et nous savons maintenant que c’est possible, nous devons le faire. Des monstres comme ceux qui ont envahi notre planète contrôlent d’autres civilisations. Nous devons mettre fin à leur domination. Bref, nous allons faire construire une escadre de l’Espace pour supprimer la menace que constituent pour nous les Choses, et nous pourrons, c’est probable, nouer des relations amicales avec la race, ou les races, que nous aurons délivrées du joug horrible des vampires. Nous renversons notre politique de… d’isolement. C’est la seule chose que nous ayons à faire, du reste.

— Sans aucun doute ! riposta Jim, à la fois railleur et amer.

— Nous aimerions que vous acceptiez un poste à la Sécurité, reprit le Directeur-Général. Il faut que nous changions entièrement nos méthodes… Nous aurons besoin, notamment, d’équiper notre escadre d’un matériel de protection contre la transmission de pensée. Nous avons beaucoup à apprendre…

— J’ai combattu le Service de la Sécurité parce qu’il voulait nous interdire toute recherche périlleuse. Or, je suis convaincu, moi, que c’est en apprenant à parer toutes les menaces du présent et de l’avenir que nous pouvons être en sécurité.

Le vieillard eut une expression de profonde humilité.

— J’ai pensé différemment pendant de longues années, mais j’admets que vous avez sans doute raison. Il faut que nous renversions nos positions et que nous encouragions ce que nous avions interdit. Il faut que nous vivions dangereusement, car il n’y a rien de moins sûr que la tranquillité passive…

Jim essaya de prendre un air digne. Il n’y parvint pas tout à fait, car un large sourire lui élargissait la bouche.

Il serra chaleureusement les mains du directeur. Puis il dit :

— En réalité, Monsieur, il y a eu une grande part de chance dans tout ce que j’ai pu faire. J’ai employé des ruses très grossières… Mais si vous me permettez d’aider, en ce qui me concerne, à faire prendre aux événements une nouvelle direction, (il eut un profond soupir) eh bien, je suis votre homme !… À propos, il faut que je vous présente Brandon… Brandon ! venez par ici !

Et Jim Hunt ajouta, à l’intention du Directeur-Général (qui était l’homme le plus puissant du monde) :

— De l’intérieur, mon camarade tenait une mitraillette braquée sur vous. Et il n’est pas fou, vous savez !…

Brandon sortit de la cave. Et le Directeur-Général de la Sécurité, chef de l’organisme qui avait voix prépondérante dans toutes les affaires humaines, murmura :

— Heureusement que vous avez tenu bon, vous deux !…

FIN